Qu'est ce qu'un phénomène d'institutionnalisation?

Publié le par Bouvier Julien

Qu’est-ce qu’un phénomène d’institutionnalisation ?


Pour ce travail, nous cherchons à explorer les modalités et les tenants de l’institutionnalisation des pratiques sportives urbaines. Il est donc primordial de procéder à une définition de ce qu’on peut entendre par « Institutionnalisation ». L’élément de ce vocable certainement le plus intéressant dans notre approche est qu’il désigne un phénomène en cours, une dynamique. Cette dynamique est à la fois politique et culturelle. En effet, l’apparition de ces pratiques sportives a provoqué un véritable bouleversement dans les perceptions et interprétations des pratiques sportives contemporaines. Le sport est désormais lisible sous l’angle des pratiques culturelles ou contre culturelles, le mouvement sportif est ainsi associé au mouvement culturel ou contre culturel.


« Les problèmes fondamentaux de l’institution peuvent encore aujourd’hui se résumer dans cette interrogation : comment les humains sont-ils domestiqués ? »1.


L’institution est un phénomène proprement humain, il n’y a d’humanité qu’instituée, c’est la création collective de « quelque chose ». Cette « chose » est reconnue par la société car elle est instituée. L’institution est un produit des sociétés humaines agissant rétroactivement avec force et autorité sur elles-mêmes. Ainsi, il semble difficile de formuler une définition objective de ce terme. Le risque principal d’une tentative de définition et d’objectivation de ce terme consiste en une dérive ethnocentrique ou moraliste. Cependant, l’institution, en tant que production sociale collective, est nécessairement liée aux mœurs sociales et aux évolutions de celles-ci. Ainsi, tout l’intérêt de cette démarche de recherche réside dans un paradoxe. Ce paradoxe tient au fait que ces pratiques sont souvent présentées, dans les divers travaux à caractère sociologique menés sur le sujet, comme des pratiques d’autonomisation, rebelles, difficilement « domesticables » par les autorités publiques et locales. En effet, il est souvent très difficile pour les autorités locales d’identifier des représentants de ces groupes sociaux très peu structurés. Malgré tout de nombreuses municipalités se voient démarchées par des groupes de pratiquants en vue de créations de sites dédiés à ces sports au regard des arrêtés municipaux en interdisant leur pratique sur les espaces publics. Ainsi c’est un groupe qui se met en contact avec les représentants locaux plutôt que des individus mandatés par un club ou une association, alors que le nombre de ces structures associatives demeure sous représentatif de la quantité (difficilement chiffrable par ailleurs) de pratiquants.


L’institution apparaît donc comme étant le fruit d’un compromis entre divers types d’acteurs qui seraient dans une situation de conflit. Ainsi sommes-nous dans une véritable institutionnalisation des nouveaux sports ? Alors que, nous ne pouvons que constater la faiblesse des représentants de ces pratiques (dû aussi à un profond désintéressement au débat public de la part des pratiquants).


« Mais à quelque niveau que l’autonomie du sujet soit envisagée, elle exprime le nécessaire concours de l’individu au fonctionnement de la société, ou encore elle signifie que la contrainte des institutions n’est efficace que dans la mesure où le concours des individus leur est assuré. La contrainte étendue comme la force pure qui émanerait des institutions dépend de leur légitimité, mais aussi de leur qualité pédagogique, c’est-à-dire de la capacité des normes qui les constituent à être enseignées et apprises. Lorsque les institutions peuvent être dites contraignantes – au sens vulgaire et non durkheimien de ce mot – et qu’elles se réduisent à la force pure et simple, c’est-à-dire à l’application de sanctions routinières (suivies d’effet tant qu’elles ne sont pas mises en cause) ou à l’imposition de mesures violentes, elles ne sont plus respectées, et comme le maintien n’est plus compatible avec l’exigence d’autonomie, elles cessent plus ou moins rapidement d’être pratiquées, et abandonnent les individus à la vaine agitation de leurs désirs et de leurs intérêts. Cet affaiblissement de l’ordre institutionnel par épuisement de la légitimité, et par dépérissement de l’autonomie, est appelé par Durkheim anomie.»2


Il semblerait que les lois régissant ces pratiques se construisent bien souvent en l’absence des pratiquants. L’acteur individuel même s’il n’est pas l’auteur des contraintes auxquelles il doit se soumettre peut être dit autonome s’il a assimilé (c’est-à-dire intériorisé ou introjeté) ces contraintes.


« Les contraintes ne sont rendues efficaces que dans la mesure où elles ont été intériorisées par un processus de socialisation. »3.


Dans le travail poursuivi en Maîtrise, nous avons abordé l’hypothèse d’une dynamique de socialisation par la pratique du skateboard. Les conclusions de ce travail ont permis de confirmer cette hypothèse. En effet les individus rencontrés reconnaissaient pratiquement tous devoir beaucoup au skateboard pour leur avoir ouvert les yeux et l’esprit sur des domaines culturels comme la musique, le graphisme, l’architecture urbaine. Le skateboard fut dans leur adolescence une véritable instance de socialisation avec l’émergence de nouvelles relations amicales avec des personnes provenant de divers horizons sociaux et culturels. Cependant, il faut néanmoins noter que cette socialisation était réduite à un groupe ou une tribu si l’on reprend les travaux de C. Pociello. Ainsi cette socialisation (adolescente) se fit en quelque sorte en marge d’une société (adulte) qui méconsidérait ce type de pratique vers la fin des années 80 et le début des années 90.


Le skate, et le roller dit « agressif » sont dans une situation de répression par les institutions locales que sont les mairies de communes. De nombreux arrêtés municipaux engagent des sanctions financières en cas de pratique de ces sports aux endroits interdits. Par exemple, la ville de Caen interdit la pratique du skate sur l’esplanade du théâtre municipal, mais aussi sur l’esplanade du conservatoire musical. D’autre part des nombreux témoignages relèvent le manque de pédagogie de certains agents municipaux de cette ville lorsqu’il s’agit d’expliquer aux contrevenants les motifs de la sanction. Ainsi, le commerçant interviewé voit régulièrement arriver des adolescents parfois en pleurs dans son magasin. Ceux-ci ne comprennent pas les raisons de leur mise à l’amende car la pratique du skateboard ne peut pas être une activité hors la loi, à leurs yeux.


En effet, il existe un très grand gouffre entre les perceptions respectives des pratiquants et des pouvoirs publics par rapport à ces pratiques lorsqu’elles prennent forme sur les espaces collectifs urbains. Cependant, les pratiquants ont généralement conscience des dégradations qu’ils occasionnent sur les mobiliers urbains. Cette objection à la pratique, semble pour eux la seule explication valable légitimant cette interdiction.

a) Un phénomène interactionnel.

L’une des ambitions de ce travail de recherche est donc de saisir le phénomène proprement humain de l’institution, sous l’aspect dynamique de l’institutionnalisation de pratiques sociales innovantes que sont les sports urbains comme le roller, le skate ; alors que ces pratiques relèvent d’une incarnation de la liberté étant donné leur éloignement affectif et pratique par rapport aux structures sportives comme les clubs et les fédérations.


Les pratiques sportives urbaines, qu’elles soient perçues en tant que « glisse urbaine »4, « hors piste urbain »5, ou comme des « quasi-jeux sportifs » se prêtent de façon singulière à l’analyse sociologique, anthropologique, et bien sûr socioanthropologique. En effet, c’est parce qu’elles sont « problématiques » et pures productions de nos sociétés contemporaines urbanisées qu’elles suscitent autant d’intérêt de la part des chercheurs en sciences sociales. Cet engouement pour ce qui est considéré parfois (à juste titre) comme un épiphénomène, témoigne néanmoins du fait que cette innovation sociale et culturelle cristallisée par ces pratiques spontanées, révèle quelques clefs de compréhension de notre société contemporaine.


« Pour Giddens (1994), la société est marquée par une création permanente liée à l’action des individus qu’il faut considérer comme des acteurs. Mais l’action et la créativité des acteurs sont conditionnées par des cadres contraignants qui tendent à stabiliser l’action sous une forme routinière. La société doit se comprendre comme étant dynamisée par ce jeu entre les acteurs et la structure tout en mettant en avant la présence incontournable des dimensions structurantes. Mais ce structurel ne s’actualise que dans l’action et l’interaction. »6


Ainsi, si nous suivons la pensée de A. Giddens mobilisée par J. Corneloup, les acteurs seraient, pour la situation qui nous préoccupe dans ce travail, les glisseurs urbains. Ces acteurs sont en effet très actifs mais aussi très créateurs d’innovation notamment dans l’utilisation qu’ils font du mobilier urbain. Le conditionnement de ces actions, de ces « agir » sportifs, semblerait prendre la forme des actions que les collectivités locales, incarnées par les conseils municipaux, accompliraient vers ces pratiques par une stabilisation de celles-ci. La structure apparaît alors comme principalement politique et locale. D’autre part, du fait que ces pratiques ne soient pas fortement structurées en interne vu le faible taux de licenciés par rapport au nombre de pratiquants estimé, et que les administrations locales favorisent le dialogue avec les représentants d’associations sportives plutôt qu’avec des groupes de pratiquants spontanément formés ; le phénomène de stabilisation de l’action sous une forme routinière ne semble pas évident et opératoire. Si bien que les conseils municipaux privilégient l’interaction avec les fabricants de structures qui se posent en experts dans ce dialogue. Cependant, ces « experts » en glisse urbaine sont avant tout des entrepreneurs, des fabricants de modules, parfois plus soucieux de gonfler leurs chiffres d’affaires que de répondre aux besoins des pratiquants. Ainsi l’interaction entre la structure représentée par les élus locaux et les acteurs que sont les glisseurs urbains est court-circuitée ; la stabilisation de l’action sous une forme routinière ne peut donc pas se produire si l’interaction n’a pas lieu.


L’exemple le plus flagrant pour illustrer ce manque d’interaction entre pratiquants et structure politique est la très souvent rapide désertion par les pratiquants des skateparks et le retour vers les « spots » de street situés très souvent dans les centres villes. D’autre part, l’histoire de ces pratiques fut souvent marquée par le désengagement des élites sportives des circuits de compétition fédéraux ce qui là encore, décrédibilise les représentants de ces instances auprès des administrations territoriales.


« En faisant usage de sa capacité réflexive, l’individu est capable de comprendre ce qu’il fait dans le déroulement de l’action. Cette réflexivité peut se saisir à partir de deux formes de conscience – discursive et pratique – avec lesquelles l’individu compose pour agir dans l’action. La conscience discursive renvoie à tout ce que l’individu peut exprimer verbalement (oral ou écrit) et la conscience pratique à tout ce que les individus savent faire dans la vie sociale sans pouvoir l’exprimer verbalement. »7


Ainsi, les pratiques sportives peuvent-elles être considérées comme des expressions de la conscience pratique des individus vivants dans les espaces urbains et périurbains ? On a vu à quel point ces pratiques étaient imprégnées de culture graphique et musicale qui constitueraient des modalités « discursives » de la conscience. Alors, on pourrait probablement affirmer que cette forme d’expression joue sur les deux registres. En effet, la conscience pratique mise en action par ce type de sport fait appel à l’expertise issue de la lecture particulière de l’espace urbain que mènent les pratiquants. Le support discursif est observable quant à lui sur tous les médias couvrant ces pratiques, c’est-à-dire dans les magasines, les vidéos qui sont les fruits du travail des pratiquants… On peut cependant admettre que ce savoir pratique, quelle que soit la forme qu’il adopte n’est ni valorisé ni reconnu par les structures politiques françaises.


« Des mécanismes sont toutefois à noter qui viennent limiter la capacité réflexive de l’individu. L’inconscient, en référence à la théorie psychanalytique, constitue une des limites de la compétence des acteurs. La deuxième limite agissant sur la compétence de l’individu est liée à la présence de « conséquences non intentionnelles de l’action » qui viennent perturber les résultats de l’action attendue. Les conséquences d’un acte sont parfois imprévisibles ou dépassent l’intention initiale. »8.


Là aussi, il est possible de faire le lien avec les pratiques sportives urbaines. En effet, les conséquences non intentionnelles des actions apparaissent avec les phénomènes de nuisances liées à ces pratiques, les gênes qu’ils occasionnent pour les autres usagers des espaces publics. On retrouve des éléments illustrant ces phénomènes de nuisance dans les propos d’un architecte urbaniste rencontré lors d’un entretien:


« Le problème qui peut se poser, et il est double à mon avis. En dehors de ça, il n’y a pas de problèmes, mais j’en vois deux. Pour des problèmes de sécurité, quand un équipement n’est pas adapté, n’a pas été fait pour un usage, il est souvent pas complètement adapté, et on peut imaginer que ça entraîne des avatars pour les gens qui vont pratiquer la chose en question. L’autre problème, c’est la dégradation. Quand, et on l’a bien vu, parce que je vois bien ce à quoi vous faites allusion sur le bassin St Pierre les bancs sur lesquels ont été rajoutées des cornières en inox parce que ça commençait à être bouffé par les semelles de skate… C’est une adaptation qui ne me choque pas. De fait, il y a un autre exemple sur Caen, qui a été complètement sinistré par le skate, c’est le conservatoire. Dire que ça m’a choqué, non. Je dirais presque que quand je vois un truc comme ça, c’est un peu bête de ne pas avoir… Mais ça a été conçu à une époque où le skate n’existait pas. Pendant un certain nombre d’années, je passais souvent par là et je me disais, comment se fait-il que les marches se pétaient sans arrêt et que au bout d’un moment, on a fini par comprendre que c’était parce que les gamins faisaient du skate. Et que si on y avait pensé un peu plus tôt, peut-être que la pierre utilisée aurait été différente, ça n’aurait peut-être pas été de la pierre du tout. Donc, la limite, elle est là. La dégradation du parvis du conservatoire ne m’émeut pas plus que ça dans la mesure où il n’y a qu’à changer les marches. Pour ce qui se passe au bassin St Pierre, je dirais qu’à l’inverse, enfin, ça donne à cette promenade du bassin St Pierre qui, effectivement était une promenade à vocation piétonne, mais qui ne vient de nul part et ne va nul part. et n’y a même pas un bistrot au milieu. Je dirais que si ça peut donner de la vie à cet espace là. Je dirais au contraire bravo ! L’aspect dégradation n’est pas patent. Là où ça pourrait le devenir, il ne faut pas non plus que ça devienne une occupation… Il ne faut pas que ce soit au détriment de la possibilité de se promener. »


On en vient alors à une problématique liée à la définition et à l’utilisation que l’on fait de l’espace public. Cet espace public est par définition un « bien public ». Aussi, nous pouvons voir à quel point ces pratiques sont problématiques et prégnantes lorsqu’il s’agit d’aborder une réflexion sur le partage et la fonctionnalité de l’espace public.

1 Bourricaud François, Encyclopédia Universalis, Institutions, pp. 1218-1221.

2 Bourricaud F., Encyclopédia Universalis, Institutions, pp. 1218-1221.

3 Bourricaud F., Encyclopédia Universalis, Institutions, pp. 1218-1221.

4 Autrement « la glisse urbaine »

5 Pedrazzini Y. L’esprit roller, Sociologie du hors piste urbain

6 Corneloup J. Les théories sociologiques de la pratique sportive, P.U.F., Pratiques corporelles, 2002.p.69.

7 Corneloup J. Les théories sociologiques de la pratique sportive, P.U.F., Pratiques corporelles, 2002.p.69.

8 Corneloup J. Les théories sociologiques de la pratique sportive, P.U.F., Pratiques corporelles, 2002.p.69.

Publié dans sportdanslaville

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